RÉFLEXIONS


POST-PHOTOGRAPHIE ???

Suite à la rencontre intitulée « La Post-photographie, un nouveau paradigme ? » au Centre Culturel Suisse à Paris le 11 novembre 2016 (salle comble!), plusieurs personnes ont poursuivi la discussion tard dans la soirée. Il s’avère que le nouveau prix P3 – Post-Photography Prototyping Prize, lancé à l’initiative de la Julius Baer Foundation et du Fotomuseum Winterthur soulève plusieurs questions de définitions, notamment : la post-photographie est-elle réductible à l’art numérique ? pourquoi ne pas parler d’art post-internet ? le terme “post” est-il pertinent ? quel est ce “nouveau” paradigme si la post-photographie existe depuis bientôt trente ans ?

L’origine du terme “post-photographie” et son actualisation
Pour commencer par le début, s’il y en a un, je m’appuierai sur l’ouvrage paru à l’occasion du dernier Mois de la Photo à Montréal dont Joan Fontcuberta a été le directeur artistique. Selon ce dernier, la première apparition du terme post-photographie est à attribuer à : David Tomas, « From the Photograph to Postphotographic Practice: Toward a Postoptical Ecology of the Eye », SubStance, n°55, 1988, p. 59-68

Suite au Mois de la Photo à Montréal, la revue en ligne Captures a publié un numéro spécial sur le sujet : lien. Je vous invite à lire ici un extrait du texte d’introduction de Joan Fontcuberta pour le catalogue de La condition post-photographique, Montréal, Mois de la Photo / Bielefeld, Kerber Verlag, 2015.

“Comment notre relation aux images s’est-elle transformée ? Quels nouveaux espaces significatifs les images occupent-elles dans nos vies ?
Les pratiques post-photographiques, qui sont multiples et hétéroclites, constituent une réponse à ces questions. Les présupposés derrière ces pratiques pourraient se résumer en dix points, le décalogue post-photographique :
1. Sur le rôle de l’artiste : il ne s’agit plus de produire des « œuvres », mais de prescrire du sens.
2. Sur la posture de l’artiste : l’artiste se confond avec le commissaire d’exposition, le collectionneur, l’enseignant, l’historien, le théoricien… Autant de facettes du caméléon qu’est devenu l’auteur.
3. Sur la responsabilité de l’artiste : une écologie du visuel qui pénalise la saturation et qui favorise le recyclage s’impose.
4. Sur la fonction des images : la circulation de l’image prime sur son contenu.
5. Sur la philosophie de l’art : les discours sur l’originalité perdent leur légitimité et les pratiques appropriationnistes se normalisent.
6. Sur la dialectique du sujet : l’auteur se camoufle ou se trouve « dans le(s) nuage(s) ». Les modèles de l’auteur sont redéfinis : coauteurs, création en collaboration, interactivité, stratégies d’anonymat et œuvres orphelines.
7. Sur la dialectique du social : disparition des tensions entre le privé et le public. L’intimité en tant que relique.
8. Sur l’horizon de l’art : la dimension ludique a préséance sur l’anhédonie (caractère solennel et ennuyeux) dans laquelle l’art hégémonique trouve souvent refuge.
9. Sur l’expérience de l’art : les pratiques de création privilégiées sont celles qui nous habituent à la dépossession ; il vaut mieux partager que posséder.
10. Sur la politique de l’art : ne céder ni au glamour ni au marché de manière à s’inscrire parmi les agitateurs de conscience.
La post-photographie confirme essentiellement la dématérialisation de la notion d’auteur à la suite de la dissolution des concepts d’originalité et de propriété. Elle invite toutefois également, en actualisant le discours de [Walter] Benjamin, à repenser le statut de l’œuvre d’art à l’heure de l’appropriation numérique. La révolution numérique est à l’origine d’une autre dématérialisation, celle des contenus, et leur diffusion sur Internet confère aux œuvres une fluidité qui dépasse les moyens existants. Dans ce contexte, non seulement l’“appropriation” est une caractéristique du contenu numérique, mais elle s’impose comme le nouveau paradigme de la culture post-photographique.”

Source : Joan Fontcuberta,  » Un regard infini, une image dissolue « , in FONTCUBERTA, Joan, éd., La condition post-photographique, Montréal, Mois de la Photo / Bielefeld, Kerber Verlag, 2015, p.6-7 (paru aussi en anglais sous le titre The Post-Photographic Condition)

Image : couverture du livre La condition post-photographique, Montréal, Mois de la Photo / Bielefeld, Kerber Verlag, 2015


Best Before End. B52. 2013.

PHOTOGRAPHIE EXPÉRIMENTALE

« On peut donc tenter de définir la photographie expérimentale comme un acte délibéré de refus critique des règles de l’apparatus de production photographique, par lequel des photographes remettent en question un ou plusieurs des paramètres établis du processus photographique.
Les photographies ainsi obtenues ne prétendent donc pas être des représentations fidèles du réel, mais plutôt des témoignages du processus photographique lui-même, de l’essence même de la photographie. »
Marc Lenot

Source : Marce Lenot, « Jouer contre les appareils : pour une définition de la photographie expérimentale », in CHALLINE, Éléonore, MEIZEL, Laureline, POIVERT, Michel, éds.,  » L’expérience photographique « , Histo.Art, n°6, Paris, Publications de la Sorbonne, juin 2014, p.23-39
En ligne : academia.edu

Image : Stephen Gill, B52 #2, de la série Best Before End, 2013, tirage pigmentaire sur papier Canson Platine Fibre Rag 310 g, 78.6×60.8 cm

 

Ruff Thomas, Zycles 7044 2008, impression jet d'encre sur toile, 306x236 cm

DÉCONSTRUIRE LA PHOTOGRAPHIE

« Abstrait ou pas abstrait, ce qui m’importe est de faire en sorte que la photographie génère une réflexion sur le médium. […] Toute ma vie j’ai déconstruit la photographie et je n’en ai toujours pas percé le mystère. »
Jan Dibbets

Source : La Boîte de Pandore. Une autre photographie par Jan Dibbets, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, Paris Musées, 2016, p.19 et p.22

Image : Thomas Ruff, Zycles 7044, 2008, impression jet d’encre sur toile, 306×236 cm © Thomas Ruff und ESO / ADAGP, Paris, 2016

 

Christof Klute, Bella Vista, Copenhagen 2010 (Arne Jacobsen), triptyque

PHOTOGRAPHIER DES IDÉES

Comment photographier des idées? Il me semble que cette question m’accompagne depuis toujours ; elle pourrait servir de titre à mon œuvre. Les idées n’ont pas de réalité objective, mais elles existent bel et bien dans notre esprit. Lorsqu’on prend une photo, il faut chercher un lien entre le monde des idées et le monde réel. Les idées se manifestent dans la réalité à des endroits particuliers, que j’essaie d’identifier.

C’est cela qui explique l’intérêt que je porte à certains lieux : des paysages qui ont vu naître des manuscrits importants, écrits par des philosophes tels que Spinoza, Rousseau ou Wittgenstein, mais encore des lieux de spiritualité, des églises et des monastères, par exemple. L’architecture peut elle aussi représenter des idées. L’architecture contemporaine, en particulier, reflète la possibilité de la cohabitation humaine. Dans ce contexte, j’ai réalisé une série de photos sur Le Corbusier, Terragni, Niemeyer et d’autres.

Quelles sont, pour vous, les qualités spécifiques du médium photographique par rapport aux autres outils de l’art?

Je crois qu’il existe un lien ontologique entre le lieu et l’image photographique. Mon travail en tant qu’artiste consiste pour ainsi dire à en chercher la trace. Chacun de mes projets autour d’un lieu, d’un bâtiment ou d’un paysage qui sont en lien avec une idée particulière commence par une phase d’exploration. Je visite le site à plusieurs reprises, je m’y promène, j’y séjourne, jusqu’à ce que je ressente le « génie du lieu » – son aura, si vous préférez. Pour cela, je l’observe sous plusieurs éclairages, je me concentre sur les détails et j’essaie plusieurs points de vue. Je recherche une certaine poésie de l’espace et de la lumière.
Christof Klute

Source : Interview de Christof Klute, à l’occasion de l’exposition Le ciel devant soi. Photographie et architecture religieuse, Musée International de la Réforme, Genève, 29.4. – 25.10.2015, lien

Image : Christof Klute, Sans titre (Bella Vista, Arne Jacobsen, 1934), Copenhague, 2010, triptyque, 3x90x60 cm

 

IMAGES MULTIPLES

« Nous savons que sous l’image révélée se trouve une autre, plus proche de la réalité, et sous celle-ci, une autre encore, et de nouveau, sous cette dernière, une autre, et ainsi de suite, jusqu’à la vraie image de la réalité, absolue, mystérieuse, que personne ne voit jamais ou peut-être bien, jusqu’à la décomposition de toute image, de toute réalité. »
Michelangelo Antonioni

« Préface pour Sei film » (1964), in Écrits. Ecrits et Entretiens de 1960 à 1985, Paris, Images Modernes, 2003, p.237

Image : John Hilliard, 1, 2, 3, 2004, Giclée Iris print, 91×120 cm

 

Umbrico Penelope, Out of Order. Bad Display, 2008 – ongoing, photo Yannick Luthy_2

ÉCRANS MULTIPLES

« À l’occasion de l’exposition du PhotoforumPasquArt durant les Journées photographiques de Bienne, Penelope Umbrico développe une installation multidimensionnelle composée entre autres de photographies d’écrans plats cassés. Ces images, qu’elle trouve sur e-bay et Craigslist, sont combinées avec d’autres clichés dévoilant des reflets de flash engendrés par les vendeurs eux-mêmes. Penelope Umbrico utilise des images provenant de site d’échange et de vente et utilise l’abondance de ces plates-formes comme espace de recherche. La mémoire visuelle collective du 21e siècle détermine sa façon de travailler. Elle évolue entre les représentations individuelles et collectives d’une image et ses propriétés technologiques et techniques. »
Nadine Wietlisbach, Directrice du PhotoforumPasquArt

Je vous invite à découvrir une belle installation in situ de Penelope Umbrico (1957, US), Out of Order: Bad Display (2008 – en cours). Le PhotoforumPasquArt a invité l’artiste à présenter son travail d’appropriation de photographies d’écrans trouvées sur internet. Écrans de TV ou d’ordinateur vendus d’occasion, écrans cassés ou défectueux, ces objets liés à notre réception quotidienne d’images montrent à la fois la matérialité des supports numériques et leur obsolescence rapide. Penelope Umbrico imprime sur transparent de petites photos montrant des détails d’écran et place du plexiglas devant les impressions de plus grand format où apparaissent les lignes multicolores produites par le disfonctionnement des appareils ou le reflet du flash du photographe. Les effets de transparence et les reflets se multiplient, les représentations se juxtaposent ou se superposent. Les images, de plus en plus abstraites, s’entassent contre des cartons d’emballage, devant les grandes fenêtres de la salle d’exposition. Cette installation produit un effet ambigu : fascinant, étourdissant ou angoissant ? Le thème du festival se retourne ici comme un gant et l’on se demande : qu’est-il permis de détruire ?
Nassim Daghighian (mai 2016)

Image : © Penelope Umbrico, Out of Order. Bad Display, 2008 – en cours, installation in situ © photo : Yannick Luthy

Pour lire mon compte rendu des Journées photographiques de Bienne dans Photo-Theoria 09 : PDF

 

Strba Annelies, Sonja mit Spiegel, 1999, c-print, 50x75 cm

DOUBLE

« La métaphoricité particulière de la photographie a également son origine dans le fait que, dès le début, la photographie présente une ambivalence qui la rend précaire. […] La métaphore utilise cette ouverture tout en la limitant. Tel Janus, elle présente un double visage : d’une part elle dissimule ce qu’elle montre en renvoyant à autre chose et en montrant ce qui est représenté comme étant autre ; d’autre part, elle fait apparaître quelque chose qui, sans elle, serait resté invisible, à savoir le lien étroit qui rattache ce qui est représenté à la tradition, à son enracinement dans une histoire. »
Bernd Stiegler, Images de la photographie. Un album de métaphores photographiques, Paris, Hermann, coll. Échanges littéraires, 2015, p.20

Image : Annelies Štrba , Sonja mit Spiegel, 1999, c-print, 50×75 cm

 

Barth Uta, Field #4, 1995, c-print sur panneau, 58.4x73 cm

L’ACTE DE CRÉATION

« L’œuvre d’art ne contient strictement pas la moindre information. En revanche, en revanche il y a une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance. Alors là, oui. […] Malraux dit une chose très simple sur l’art, il dit « c’est la seule chose qui résiste à la mort ». […] Tout acte de résistance n’est pas une œuvre d’art bien que, d’une certaine manière elle en soit. Toute œuvre d’art n’est pas un acte de résistance et pourtant, d’une certaine manière, elle l’est. […] L’acte de résistance, il me semble, a deux faces : il est humain et c’est aussi l’acte de l’art. Seul l’acte de résistance résiste à la mort, soit sous la forme d’une œuvre d’art, soit sous la forme d’une lutte des hommes. »
Gilles Deleuze

Source: Gilles Deleuze, « Qu’est-ce que l’acte de création ? », Conférence donnée dans le cadre des Mardis de la Fondation, Femis, 17 Mai 1987, texte consultable sur : www.lepeuplequimanque.org
Pour voir toute la conférence : vidéo

Image : Uta Barth, Field #4, 1995, c-print sur panneau, 58.4×73 cm

 

Marclay Christian, Allover (A Gospel Reunion), 2009, cyanotype

MEDIUM

« Si vous faites les choses par vous-même, vous obtenez un résultat différent. J’aime savoir ce qu’un processus implique. Je sais que si je le décortique, je vais trouver des moyens de le détourner. Si vous vous intéressez de trop près à un médium et qu’il occupe vos pensées dès le matin, votre travail finira par se limiter au médium lui-même. Or celui-ci doit être au service des idées. Cela vaut en particulier pour les médias numériques, on peut se faire piéger par le charme d’un nouveau médium. Je préfère les œuvres qui ne vous obligent pas à penser à leur mode de fabrication. On peut en jouir pour la façon dont elles vous émeuvent et vous poussent à la réflexion. »
Christian Marclay

Source: Entretien avec Christian Marclay dans l’article d’Aoife Rosenmeyer, « Hasard et dessein », Passages, n°65, 2/2015, p.17, traduit de l’anglais par Marielle Larré

Image : Christian Marclay, Allover (A Gospel Reunion), 2009, cyanotype

 

Scheynius-Lina

DEVELOPPEMENT INTÉRIEUR

« Il en est des plaisirs comme des photographies. Ce qu’on prend en présence de l’être aimé n’est qu’un cliché négatif, on le développe plus tard, une fois chez soi, quand on a retrouvé à sa disposition cette chambre noire intérieure dont l’entrée est ‘condamnée’ tant qu’on voit du monde. »

Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, in À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, vol. II, 1988, p.227

 

Scheynius-Lina_2

« On éprouve, mais ce qu’on a éprouvé est pareil à certains clichés qui ne montrent que du noir tant qu’on ne les a pas mis près d’une lampe, et qu’eux aussi il faut regarder à l’envers : on ne sait pas ce que c’est tant qu’on ne l’a pas approché de l’intelligence. » […]
« La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature. Cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas ‘développés’. »

Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, op. cit., vol. IV, 1989, p.474

Images : Lina Scheynius, Untitled (Diary), 2012, c-print, 104×165 cm et Untitled (Diary), 2014, tirage gélatino-argentique, 15×10 cm

 

Lovey-Olivier_2

IMAGE DE LA PENSÉE

« C’est en ce sens qu’on dit que penser et être sont une seule et même chose.
Ou plutôt le mouvement n’est pas image de la pensée sans être aussi matière de l’être. »

Gilles Deleuze et Féli Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 41

« Ce que l’image abandonne, ainsi, est ce qu’elle offre en retour à la pensée. »

Raymond Bellour, L’entre-images 2 : mots, images, Paris, P.O.L., 1999, p.245

Image : Olivier Lovey, Sans titre, 2008, tiré du livre Memorabilia, 2015

 

Hefti-Raphael

IMAGE FULGURANTE

« L’image dialectique est une image fulgurante. C’est donc comme image fulgurante dans le Maintenant de la connaissabilité qu’il faut retenir l’Autrefois. Le sauvetage qui est accompli de cette façon – et uniquement de cette façon – ne peut jamais s’accomplir qu’avec ce qui sera perdu sans espoir de salut à la seconde qui suit. »

Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages [1927-1940], Paris, Cerf, 1986, p.491

Image : Raphael Hefti, de la série Lycopodium, 2011, photogramme. Voir : www.fawnreview.com
Talk with the artist (1h07) : www.nottinghamcontemporary.org

 

Gagnebin-deBons

SPIRALE

« Pour bien visualiser l’histoire de la photographie, il faut la penser en spirale comme un jeu de l’oie : case départ le temps, case suivante l’espace, et ainsi de suite jusqu’au photomaton en passant par la forme et le fond… car pourquoi faudrait-il user de la géométrie et de la raison lorsqu’il s’agit surtout d’être en état de transcender la réalité ? »

Pierre de Fenoyl, 1987, in Chronophotographies, Lausanne, Musée de l’Elysée / Paris, Centre national des arts plastiques, 1990, p.155

Image : David Gagnebin-de Bons, de la série De mémoire, 2004-2010 
Pour voir la publication et le texte qui accompagne cette image : www.davidg.ch

 

Nadar

RÉFLEXIVITÉ & PHOTOGRAPHE

« Les images de Debureau nous font apparaître la relation explicite qui existe entre l’esthétisation de la trace par le mime et la manière similaire, et extrêmement consciente, dont procède la photographie. Dans l’une de ces images signée Nadar jeune (Adrien Tournachon), on voit Debureau avec un appareil photographique, mimant l’enregistrement de sa propre image. Dans ce cliché, la lumière, qui est la forme d’ « écriture » propre à la photographie, a un rôle important. En effet, alors que le mime joue son rôle dans l’image, une série d’ombres se projettent un peu partout sur son corps et forment un message sous-jacent qui est tout à la fois perçu et lu.
D’abord au niveau de la tête, le visage de Debureau, déjà blanchi par le maquillage, perd encore un peu de relief du fait d’un éclairage très cru. Cet effet ajouté à l’ombre nette et précise qui détache visuellement le visage du reste de la tête renforce sa nature de masque. Si bien que cette surface qui appartient à la tête et qui peut malgré tout fonctionner indépendamment d’elle (le visage comme masque) forme un lieu où la trace photographique apparaît comme signe. Pour produire par son jeu des traces physiognomoniques, Debureau ne devait pas tant jouer que se recomposer artificiellement le visage, – lorsqu’il cherchait à rendre les lèvres fines de l’avarice par exemple – dans une gestuelle éphémère qui incarne la physiognomonie en la « parlant ».
Deuxièmement, le costume de Pierrot que porte le mime devient la surface blanche sur laquelle se projettent les ombres, créant ainsi un second ensemble de traces qui redoublent deux des éléments capitaux pour l’image : la main du Pierrot qui montre l’appareil photographique, et l’appareil lui-même, cet instrument qui est à la fois le sujet de la gestuelle du mime et l’objet qui l’enregistre. Sur la surface que forment les vêtements, ces ombres qui combinent, en une substance visuelle unique, le langage gestuel conventionnel (montrer du doigt) et un mécanisme technique d’enregistrement (l’appareil photographique) ont un caractère de simples traces éphémères. Mais en dernier lieu, la surface où ces traces multiples ne sont pas simplement formées mais fixées est celle de l’image photographique elle-même.
L’idée de l’épreuve photographique comme lieu ultime de la trace travaille dans cette image de deux manières et à deux niveaux d’articulations différents. Le premier niveau, c’est celui du sujet de la scène [subject matter], la mise en scène de l’image en quelque sorte. Le second opère à travers une réflexion sur le rôle de l’ombre projetée : c’est le fonctionnement même de l’image.
A un premier niveau, nous trouvons une représentation de la réflexivité dans laquelle le mime joue à la fois le rôle du photographe et du photographié. Il pose à côté de l’appareil photographique et crée cette figure particulière de conscience où la ligne qui relie sujet et objet se retourne sur elle-même pour finir et recommencer au même point. Le mime joue le fait d’être conscient de se regarder en train d’être regardé, de se produire comme celui que l’on regarde. Cette duplication ne pourrait bien sûr avoir lieu si elle n’était pas photographiée. Ce n’est que parce que Debureau est le sujet réel [the actual subject] de l’image pour laquelle il joue le photographe, et qu’il joue pour le miroir photographique, que se pose la question du double. Si Debureau jouait sur une simple scène, il n’y aurait aucun effet de duplication. Il ne ferait que jouer le personnage du photographe. Ce n’est que s’il se produisait devant un miroir qu’il pourrait simultanément jouer la capture de sa propre image. Mais, même dans ce cas, il apparaîtrait sous la forme de deux acteurs séparés : celui dans la « vie » et celui dans le miroir. L’épreuve photographique, parce qu’elle est elle-même miroir, est aussi le seul endroit où il peut exister une simultanéité absolue entre l’objet et le sujet, c’est-à-dire où peut se produire une duplication qui implique un télescopage de l’espace. L’image photographique est donc définie ici comme un type de miroir logiquement unique.
A un second niveau, celui du fonctionnement de l’image, ce sont les ombres projetées sur les vêtements de Debureau qui mettent en œuvre le thème du double et du miroir. J’ai dit que ces ombres projetées par deux objets distincts (les gestes du mime et l’appareil photographique) se combinaient sur une surface physiquement indépendante pour produire un rapport spécifique, un sens qui fait apparaître le double personnage joué par le mime. Mais l’ombre est elle-même une sorte de trace qui est le double agissant de la trace photographique. En effet, la trace photographique, comme l’ombre projetée, est produite par la projection lumineuse d’un objet sur une autre surface. Ici l’idée du miroir est intégrée au tissu sémiologique de l’image : une photographie est un miroir du corps du mime parce qu’elle est la surface qui recevra la trace lumineuse comme un ensemble de signes translatés [displaced], mais surtout, qui va devenir le lieu où leur rapport pourra se cristalliser en un ensemble signifiant.
Ainsi, ce à quoi cette photographie aspire, c’est à dépasser son statut de simple véhicule passif du jeu du mime. Elle est censée représenter la photographie elle-même en tant que miroir complexe. L’image photographique qui fait écho au thème du double par le biais des ombres portées met en scène dans le même temps son propre processus de constitution en trace lumineuse et son propre statut en tant que champ de signes physiquement translatés. Ceci revient à dire qu’ici la duplication n’est pas simplement enregistrée mais recréée par des moyens intrinsèques à la photographie, à savoir un ensemble de signes purement produits par la lumière.
Dans la brève réflexion que Talbot développe autour de la Scène dans une bibliothèque [dans l’album The Pencil of Nature], la camera obscura apparaît comme une double métaphore du mécanisme enregistreur et de l’esprit. Dans la photographie de Debureau, le lien qu’implique cette métaphore est exprimé grâce à l’image du miroir, elle-même métaphore de ce regard réflexif qu’est la conscience. S’il est possible pour la trace (qui est une ombre) de se dédoubler à la fois comme sujet et objet de son propre enregistrement, elle peut alors commencer à fonctionner comme signe intelligible. »

Rosalind Krauss, « Sur les traces de Nadar » [1978], in KRAUSS, Rosalind, Le Photographique. Pour une Théorie des Ecarts, Paris, Macula, 1990, traduit par Jean Kempf, p.32-35 (les 2 dernières remarques entre crochets ont été ajoutées ici pour plus de clarté). Texte original en anglais : Rosalind Krauss, ‘Tracing Nadar’, October, vol 5, summer 1978, p.29-47, disponible en ligne : PDF

Image : Adrien Tournachon (1825-1903), aidé de son frère Félix Nadar (1820-1910), Pierrot Photographe (dit aussi Le mime Deburau avec un appareil photographique), 1854, épreuve sur papier salé, 28.6×21 cm, signée en bas à gauche sur l’image : Nadar Jeune, planche 1 de l’Album des figures d’expression du mime Deburau réalisé par les deux frères Tournachon en 1854-1855. Voir : expositions.bnf.fr et le commentaire du Musée d’Orsay : www.musee-orsay.fr

 

Wall Jeff

TRANSPARENCE & OPACITÉ

« Picture for Women est plus qu’un remake du Bar aux Folies-Bergère de Manet, plus qu’une spéculation sur le ‘regard mâle’, plus qu’une leçon sur la nature désirante de la dialectique des regards et de l’adresse au spectateur, même si elle est aussi tout cela. C’est l’œuvre par laquelle, une fois pour toutes, Jeff Wall a rendu visible l’invisibilité du plan pictural en photographie, tout en la respectant. Sa solution est d’avoir littéralement fait un miroir capable de retenir l’image, jamais opaque (la photographie ne peut l’être), mais transparent et réfléchissant à la fois. Il a pris au mot ce commentaire d’un contemporain du Bar aux Folies-Bergère : « mais ce diable de reflet nous donne à réfléchir »*.
Faisons donc comme si ce qui est en réalité un cibachrome [plus précisément, un duratrans] éclairé par l’arrière se traduisait par ‘tableau-fenêtre’ quand la photographie reprend à son compte, sans la critiquer, la convention perspectiviste de la peinture renaissante, et par ‘tableau-miroir’ quand elle opacifie cette convention, en un équivalent photographique de la démarche réflexive de la peinture moderniste. […]
Parce que nous savons qu’en réalité la vitre est un miroir, nous savons que la jeune femme se trouve en fait du même côté du plan pictural que le photographe. Elle est donc spectatrice et non plus figure, dès le moment où nous opacifions la convention de la vitre. D’où : Picture for Women, tableau adressé aux femmes. La direction de son regard engendre elle aussi un trouble qui n’est pas pour rien dans la fascination que nous ressentons. Elle n’a pas le regard voilé de mélancolie de la serveuse dans le Bar aux Folies-Bergère mais, comme dans le tableau de Manet, et d’ailleurs comme dans la plupart des Manet, elle plante son regard juste à côté de celui du spectateur. Nous le ressentons directement. Mais dès que nous la voyons nous regarder, ou bien elle redevient figure dans le tableau-fenêtre, alors que nous sommes, nous, devant, ou bien elle reste spectatrice devant le miroir, mais alors il faut croire que nous, de la position de regardeurs devant le tableau-fenêtre, nous sommes passés à celle de regardés, dedans. Regardés mais non représentés. Car en réalité elle ne nous regarde pas, elle regarde l’appareil photo qui, par construction, occupe notre place. Cette construction, qui correspond à la situation réelle de prise de vue, est si efficacement démentie par ce que nous voyons que ce n’est que par un effort de réflexion (c’est le cas de le dire) que nous pouvons la comprendre : dans le tableau-fenêtre la jeune femme nous fait si visiblement face et tourne si manifestement le dos à l’appareil que nous avons un mal fou à saisir visuellement que l’appareil la voit de face. À cette difficulté et à l’effort de réflexion qu’elle exige tient selon moi la beauté de cette image. Je ne sache pas d’image photographique qui ait mieux rendu visible – pour la réflexion, non pour l’œil – l’invisibilité du plan pictural que celle-ci. La démonstration est faite qu’une démarche moderniste est possible en photographie, qui n’imite pas le modernisme pictural comme tant de pictorialistes l’ont fait, mais qui lui équivaut. »

Thierry de Duve, « Jeff Wall. Peinture et photographie », in La Confusion des genres en photographie, PICAUDÉ, Valérie, ARBAïZAR, Philippe, éds., Paris, Bibliothèque nationale de France, 2001, p.33-53 ; p.44-45 pour la citation ci-dessus [texte original : Thierry de Duve, ‘The Mainstream and the Crooked Path’, in Jeff Wall, Londres, Phaidon, 1996, p.26-55]

* Le critique Maurice Du Seigneur, cité par T. J. Clark, The Painting of Modern Life, Londres, Thames & Hudson, 1984, p. 312, note 71.

Image : Jeff Wall, Picture for Women, 1979, duratrans on lightbox, 142.5×204.5 cm, cinematographic photograph, shot in 5×7 inch, Vancouver, Winter 1979

 

Stieglitz-Alfred

EQUIVALENTS

« Dans la mesure où les nuages fixent la trace de quelque chose d’invisible, ce sont des signes naturels. Dans Equivalents, Stieglitz accomplit le tour de force de les transformer en signes non naturels en les transposant dans le langage culturel de la photographie. […] Dans les Equivalents la transformation fonctionne en bloc, de telle sorte que le ciel dans son ensemble et la photographie dans son ensemble sont placés dans une relation symbolique réciproque. L’instrument esthétique dont dépend cette lecture, c’est la découpe.
Dans ces photographies, la découpe n’est donc en rien un simple phénomène mécanique. C’est la seule chose qui constitue l’image, et qui, en la constituant, implique que la photographie est une transformation absolue de la réalité. Non parce que la photographie est sans épaisseur, qu’elle est en noir et blanc, ou encore petite, mais parce qu’en tant que série de signes réalisée sur du papier par la lumière, elle ne possède pas plus d’orientation ‘naturelle’ par rapport aux axes du monde réel que n’en possèdent, sur un cahier, des signes qu’on connaît sous le nom d’écriture. En appelant ces séries Equivalents, Stieglitz se réfère manifestement au langage du symbolisme, et à ses concepts de correspondances et d’hiéroglyphes. Mais ce qu’il a l’intention de réaliser ici, c’est du symbolisme à l’état pur ; le symbolisme comme vision du langage en tant qu’absence fondamentale, absence du monde et de ses objets remplacés par la présence du signe. »

Rosalind Krauss, « Stieglitz : Équivalents » [1979], in KRAUSS, Rosalind, Le Photographique. Pour une Théorie des Ecarts, Paris, Macula, 1990, traduit par Marc Bloch, p.135-136 [Texte original ‘Stieglitz/Equivalents‘, October, vol. 11, Winter 1979, p.129-140]

« J’ai voulu photographier les nuages pour découvrir ce que m’avaient appris quarante années de photographie. A travers les nuages, coucher sur papier ma philosophie de la vie – montrer que mes photographies n’étaient pas dues au contenu et aux sujets – aux arbres singuliers, aux visages, aux intérieurs, ni à des dons particuliers – pas de taxe sur eux jusqu’à présent – ils sont libres. […] Mon but est de plus en plus que mes photographies ressemblent bien à des photographies, qui ne seront pas vues à moins que l’on ait des yeux pour voir, et cependant quiconque les aura vues une fois ne les oubliera jamais. »

Alfred Steiglitz, ‘How I Came to Photograph Clouds’, The Amateur Photographer & Photography, Vol. 56, No. 1819, p. 255, 1923 (traduction de Philippe Dubois, L’acte photographique, Paris, Nathan, 1990, p.188)

« I wanted to photograph clouds to find out what I had learned in 40 years about photography. Through clouds to put down my philosophy of life— to show that my photographs were not due to subject matter—not to special trees, or faces, or interiors, to special privileges—clouds were there for everyone—no tax as yet on them—free. […] My aim is increasingly to make my photographs look as much like photographs that unless one has eyes and sees, they won’t be seen—and still everyone will never forget them having once looked at them. »

Alfred Steiglitz, ‘How I Came to Photograph Clouds’, The Amateur Photographer & Photography, Vol. 56, No. 1819, p. 255, 1923. Online : www.jnevins.com

Image : Alfred Stieglitz, Equivalent, 1925, tirage gélatino-argentique, 9.3×11.9 cm (Equivalents est une série d’images réalisées entre 1923 et 1935 ; le titre est utilisé par l’artiste dès 1925). Source, MET Collection : www.metmuseum.org

 

Otth-Virginie

EQUIVALENTS – LA PHOTOGRAPHIE MÊME

« […] les Equivalences stieglitziennes peuvent être comprises non seulement comme posant théoriquement la question de l’espace sous toutes ses formes mais même, plus généralement, comme définissant dans tous ses aspects l’image-acte photographique en tant que telle. La série des nuages non pas comme un ensemble de photos (des clichés) mais comme la photographie même. […]
À partir du moment où l’acte photographique opère un découpage dans le continuum de l’espace référentiel, cette portion d’espace prélevée, transposée sur pellicule, puis sur papier, se met à s’organiser de manière autonome. La découpe lui a donné un cadre et ce cadre va se faire cadrage, organisation interne du champ à partir de la référence des bords du cadre. Tout cadre institue nécessairement un système de positionnement des éléments présents dans son espace par rapport aux limites qui le circonscrivent. En d’autres termes, toute coupe photographique met en place une articulation entre un espace représenté (l’intérieur de l’image, l’espace de son contenu, qui est le plan d’espace référentiel transféré dans la photo) et un espace de représentation (l’image comme support d’inscription, l’espace du contenant, qui est construit arbitrairement par les bords du cadre). C’est cette articulation entre espace représenté et espace de représentation qui définit l’espace photographique proprement dit. »

Philippe Dubois, L’acte photographique et autres essais, Paris, Nathan, coll. Nathan Université, série Cinéma et Image, 1990 / 1983, p.188 et p.193

« équivalent? est une tentative de détruire un nuage. L’image du nuage sur son support en métal a été détruite à coups de masse et reproduite ensuite. L’image du nuage a été déchirée, ré-assemblée, puis reproduite. L’image du nuage en ekta 4/5 inch a été brûlée, puis reproduite. L’image du nuage est une fiction. C’est un hommage à Stieglitz et ses équivalents (premières photographies conceptuelles à mon sens). »

Virginie Otth, source : www.presque-rien.net
Voir aussi le catalogue : OTTH, Virginie, éd., Définitions, textes : Virginie Otth, Claus Gunti, Marco Costantini, Joël Vacheron, Bienne, PhotoforumPasquArt, 2009

Image : Virginie Otth, équivalent?_01, 2008, de la série équivalents?

 

Le-Belhomme_ Michel

LANTERNE MAGIQUE

« Cette roue sous laquelle nous tournons est pareille à une lanterne magique.
Le soleil est la lampe; le monde, l’écran ; nous sommes les images qui passent. »

Omar Khayyâm (1048-1131), Rubaïyat [Quatrains], n°42, 11ème siècle

Image : Michel Le Belhomme, de la série La Bête Aveugle, 2011, tirage photographique, 70×70 cm
Voir sur : www.muthos.fr

 

Guerrico_Shannon_1

KALEIDOSCOPE & IMAGE DIALECTIQUE

« [Walter] Benjamin n’a si bien posé les problèmes de la photographie en termes de temps – temps historique, temps phénoménologique, temps fantasmatique – que parce qu’il avait su poser les problèmes de temps en termes d’image. C’est l’image, et non l’événement, par exemple, qui selon Benjamin constitue le ‘phénomène originaire de l’histoire’ (das Urphänomen der Geschichte). L’image est cette ‘dialectique à l’arrêt’ en quoi l’histoire tout à la fois se désagrège et se constitue. On pourrait dire, pour résumer, que l’image selon Benjamin prend la place désormais non fixe, labile jusqu’à l’extravagance qu’occupait chez Hegel la ruse de la raison: l’image démonte l’histoire lorsqu’elle survient et, survenant, elle montre, elle remonte le temps. L’image serait donc la visuelle malice du temps dans l’histoire. […]
La phénoménologie du joujou aura donc permis à Benjamin, via Baudelaire, de mieux articuler le double régime temporel de l’image elle-même, cette ‘dialectique à l’arrêt’ productrice d’une visualité tout à la fois ‘originaire’ (ursprünglich) et ‘saccadée’ (sprunghaft), tout à la fois tourbillonnaire et structurale: vouée au démontage de l’histoire comme au montage d’une connaissance plus subtile et plus complexe du temps. […]
Benjamin semble également avoir affectionné le mot kaléidoscope. […] Cette boîte à malices visuelle aura parfaitement rempli son office dialectique: comme ‘joujou scientifique’, on la retrouve, jusqu’à la fin du 19e siècle, dans les catalogues d’optique et de ‘précision’. Comme machine à émerveiller, on la retrouve, à la même époque, comme accessoire de ‘magie blanche’ et outil de prestidigitation. Par-delà même ce montage anachronique de scientisme et de magie, caractéristique du siècle en général, Benjamin aura pu retenir de ce modèle optique une leçon plus profonde encore. Car, dans les configurations visuelles toujours ‘saccadées’ du kaléidoscope, se retrouvent une fois de plus le double régime de l’image, la polyrythmie du temps, la fécondité dialectique. Le matériau visuel du kaléidoscope – à savoir ce que l’on dispose dans le tube, entre le verre dépoli et le verre intérieur – est de l’ordre du rebut et de la dissémination : bouts d’étoffes effilochées, coquillages minuscules, verroterie concassée, mais aussi lambeaux de plumes ou poussières en tous genres. Le matériau de cette image dialectique, c’est donc la matière comme dispersion, un démontage erratique de la structure des choses.
La valeur théorique de cette première particularité du kaléidoscope doit être comprise au regard de la conception benjaminienne de l’historien comme chiffonnier (Lumpensammler) : ‘Créer de l’histoire avec les détritus mêmes de l’histoire’ – tel est, on s’en souvient, l’exergue de la section du Livre des passages consacrée à la peinture et à la modernité. […]
Dans le kaléidoscope, la poussière des menus objets reste erratique, mais elle est enfermée dans une boîte à malices, une boîte intelligente, une boîte à structure et à visibilité. Lentille oculaire, verre dépoli et petits miroirs habilement disposés dans le tube transforment donc la dissémination du matériau – dissémination pourtant reconduite, renouvelée, confirmée à chaque mouvement de l’objet – en un montage de symétries démultipliées. À ce moment, les agrégats deviennent formes, ces ‘formes chatoyantes et variées’ dont parlent à l’envi tous les textes d’époque. Mais, dans cette variété même, le spectateur ne peut jamais oublier, en secouant l’appareil pour une nouvelle configuration, que la beauté même des formes doit à la dissémination et à l’agrégat son principe constitutif, sa permanente condition de négativité dialectique. La magie du kaléidoscope tient à cela : que la perfection close et symétrique des formes visibles doive sa richesse inépuisable à l’imperfection ouverte et erratique d’une poussière de débris.
Or, cette phénoménologie du kaléidoscope exprime non seulement la structure de l’image – sa dialectique, son double régime –, mais encore la condition même – condition également dialectique, double régime – du savoir sur l’image et sur l’art en général. […]
Si l’image-malice est bien une image dialectique, alors le démontage du visible n’a de sens que visuellement retravaillé, reconfiguré : il n’a de sens que dans le remontage, c’est-à-dire dans le montage du matériau visuel obtenu. Les exégètes de Benjamin qui ont cru déceler chez lui une regrettable confusion entre les procédés photographiques (agrandissement, par exemple) et cinématographiques (accéléré ou ralenti, par exemple) n’ont pas compris à quel point les procédures à ses yeux intéressantes étaient transversales à tous les domaines techniques, esthétiques et intellectuels (photo, cinéma, peinture, architecture, philosophie). Avant tout, Benjamin s’est interrogé sur la fonction déterritorialisante de ces procédures : aussi joue-t-il sans complexe sur le rapprochement du ‘gros plan’ photographique et du ‘ralenti’ cinématographique qui, en allemand, se dit justement Zeitlupe, la ‘loupe temporelle’ – quelque chose comme une machine à grossir visuellement le temps. »

Georges Didi-Huberman, « Connaissance par le kaléidoscope. Morale du joujou et dialectique de l’image selon Walter Benjamin », in Études photographiques, n°7, Mai 2000, source (à consulter pour les notes, non citées ici) : www.etudesphotographiques.revues.org

« J’ai commencé un travail qui prend appui sur les notions de mystique, de fétiche et de surnaturel au sens large. Entre documentation, fiction et auto conviction, Sortir du cercle des coquillages s’est construit autour d’une sorte de mythologie personnelle, de petits arrangements avec le divin… Pour le moment, ce projet est pensé dans l’idée d’une mise en espace : un mélange de papiers peints, d’objets et de tirages traditionnels. »
Shannon Guerrico

Image : Shannon Guerrico, Sans titre, de la série Sortir du cercle des coquillages, 2014

 

Dodewaard-Fleur-van

RÉFLEXION

« Les miroirs feraient bien de réfléchir un peu plus avant de renvoyer les images. »

Jean Cocteau, Le sang d’un poète, 1930, film n/b, phrase prononcée par la voix off à la fin du 2ème épisode « Les murs ont-ils des oreilles ? », scène de la traversée du miroir, 11’15 » à 28’25 »; citation à 26’57 », sur youtu.be)

Image : Fleur van Dodewaard, Sun Set Series, 2011, tirage jet d’encre, 80×60 cm. Voir : www.fleurvandodewaard.com

 

Alshaibi-Sama

EAU – MIROIR

« Quand j’ai peint mon autoportrait sur le miroir, j’ai vu que tout l’espace s’ouvrait et devenait vivant. Je suis passé du pigment à l’acier poli. D’une représentation verticale, figée et passée à un espace horizontal ouvert, présent et futur. Je peignais l’image dans le lieu de l’image. »

Michelangelo Pistoletto, ‘Il segno d’Arte’, in Mots, Thiers, Creux de l’Enfer C.N.A.C. / Vassivière, Centre d’Art Contemporain de Vassivière / Rochechouart, Musée Départamental de Rochechouart, 1994, p.7
Source : http://cdh.epfl.ch

Silsila — Arabic for ‘chain’ or ‘link’— is a multi-media project depicting Alshaibi’s five-year cyclic journey through the significant deserts and endangered water sources of the Middle East and North African region. By linking the performances in the deserts and waters of the historical Islamic world with the nomadic traditions of the region, and the travel journals of the great 14th century Eastern explorer, Ibn Battuta, Alshaibi seeks to unearth a story of continuity within the context of a threatened future.
Sama Alshaibi
Source : www.samaalshaibi.com

Image : Sama Alshaibi, de la série Silsila [Lien], 2013  

 

Pucill_Sarah

MIROIR & HÉTÉROTOPIE

« Dans le miroir, je me vois là où je ne suis pas, dans un espace irréel qui s’ouvre virtuellement derrière la surface ; je suis là-bas, là où je ne suis pas, une sorte d’ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité, qui me permet de me regarder là où je suis absent : utopie du miroir. Mais c’est également une hétérotopie, dans la mesure où le miroir existe réellement, et où il a, sur la place que j’occupe, une sorte d’effet en retour : c’est à partir du miroir que je me découvre absent à la place où je suis puisque je me vois là-bas. À partir de ce regard qui en quelque sorte se porte sur moi, du fond de cet espace virtuel qui est de l’autre côté de la glace, je reviens vers moi et je recommence à porter mes yeux vers moi-même et à me reconstituer là où je suis ; le miroir fonctionne comme une hétérotopie en ce sens qu’il rend cette place que j’occupe au moment où je me regarde dans la glace, à la fois absolument réelle, en liaison avec tout l’espace qui l’entoure, et absolument irréelle puisqu’elle est obligée, pour être perçue, de passer par ce point virtuel qui est là-bas. »

Michel Foucault, « Des espaces autres » (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967), in Dits et écrits 1954-1988, tome IV, Paris, Gallimard, 1994 / 1984, p.756

Image : Sarah Pucill, Narcissus, 2013, de la série Magic Mirror, tirage photographique d’après négatif
(voir l’exposition Magic Mirror sur www.bowarts.org)

 

Derges-Susan

SIMULACRE

« Chose inouïe, c’est au dedans de soi qu’il faut regarder le dehors. Le profond miroir sombre est au fond de l’homme. Là est le clair-obscur terrible. La chose réfléchie par l’âme est plus vertigineuse que vue directement. C’est plus que l’image, c’est le simulacre, et dans le simulacre il y a du spectre. Ce reflet compliqué de l’Ombre, c’est pour le réel une augmentation. En nous penchant sur ce puits, notre esprit, nous y apercevons à une distance d’abîme, dans un cercle étroit, le monde immense. Le monde ainsi vu est surnaturel en même temps qu’humain, vrai en même temps que divin. Notre conscience semble apostée dans cette obscurité pour donner l’explication.
C’est là ce qu’on nomme l’intuition. »

Victor Hugo, ‘Préface de mes œuvres et post-scriptum de ma vie’, Œuvres complètes, vol. Critique, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1985, p.699 (publication posthume)
Source : http://fr.wikisource.org

Image : Susan Derges, Arch 4 (summer), 2007-2008, digital c-print (photogramme), 220×150 cm

 

Lovey-Olivier_4

REFLET

« Dieu créa les nuits qui engendrent
Les rêves, et les formes des miroirs
Pour que l’homme sente qu’il est reflet lui-même
Et vanité. Aussi en sommes-nous alarmés. »

Jorge Luis Borges, ‘Les miroirs’, 1960, in Jorge Luis Borges, L’auteur et autres textes [El Hacedor], Paris, Gallimard, coll. Du monde entier, 1971, p.125, traduit de l’espagnol par Roger Caillois

« Dios ha creado las noches que se arman
De sueños y las formas del espejo
Para que el hombre sienta que es reflejo
Y vanidad. Por eso nos alarman. »

Jorge Luis Borges, ‘Los Espeios’, 1960, in El Hacedor
Poème entier sur www.los-poetas.com

Image : Olivier Lovey, Sans titre, 2008, tirée de l’ouvrage Memorabilia, Lausanne, NEAR / Berne, Till Schaap Edition, 2015

 

Lovey-Olivier_3

APPAREIL PHOTOGRAPHIQUE DE L’ESPRIT

« Je gravissais un sentier de montagne en me disant : à user de son intelligence, on ne risque guère d’arrondir les angles. A naviguer sur les eaux de la sensibilité, on s’expose à se laisser emporter. A imposer sa volonté, on finit par se sentir à l’étroit. Bref, il n’est pas commode de vivre sur la terre des hommes. Lorsque le mal de vivre s’accroît, l’envie vous prend de vous installer dans un endroit paisible. Dès que vous avez compris qu’il est partout difficile de vivre, alors naît la poésie et advient la peinture.
[…]
Ce qui débarrasse de tout ennui ce monde, où il est difficile de vivre, et projette sous vos yeux un monde de grâce, c’est la poésie, c’est la peinture. Ou encore, c’est la musique et la sculpture. Pour être exact, il ne s’agit pas de projeter le monde. Il suffit d’y poser son regard directement, c’est là que naît la poésie, c’est là que le chant s’élève. Même si l’idée n’est pas couchée par écrit, le son du cristal résonne dans le cœur. Même si la peinture n’est pas étalée sur la toile, l’éclat des couleurs se reflète dans le regard intérieur. Il suffit de contempler le monde où l’on vit, et de contenir, avec pureté et clarté, dans l’appareil photographique de l’esprit, le monde d’ici-bas, futile et chaotique. C’est pourquoi un poète anonyme qui n’a pas écrit un seul vers, un peintre obscur qui n’a pas peint une seule toile, sont plus heureux qu’un millionnaire, qu’un prince, que toutes les célébrités du monde trivial, car les premiers savent observer la vie, peuvent s’abstraire de toute préoccupation, sont en mesure d’entrer dans le monde de la pureté, de construire l’univers unique et de balayer les contraintes de l’égoïsme. »

Natsumé Sôseki (1867-1916), Oreiller d’herbes [Kusamakura, 1906], Paris, Rivages, 1989, p.7-8, traduction par René de Ceccatty et Ryôji Nakamura.

Image : Olivier Lovey, Sans titre, 2014, tirée de l’ouvrage Memorabilia, Lausanne, NEAR / Berne, Till Schaap Edition, 2015

 

Gagnebin-de_Bons

MÉMOIRE & IMAGE

« Nous pouvons penser avec raison que c’est le photographe lui-même qui en premier est impressionné. Il ne s’agit plus du reflet mais de la traversée du miroir. Dans ce voyage initiatique plus qu’esthétique, l’important est de regarder le temps passer, non de passer son temps à regarder. Dans cette quête à travers le réel, ma mémoire est mon style. La mémoire est une image, la mémoire est l’image du temps. Amoureux du temps, de la mémoire, j’apprécie particulièrement St Augustin lorsqu’il éprouve les trois temps en un : il n’y a qu’un seul temps, le présent du présent, le présent du passé, le présent du futur. Dans cette recherche du temps présent, lorsqu’il y a rencontre, instants merveilleux, bonheur visible, subtile intuition de la réalité, bref lorsqu’on VOIT, il serait grossier d’exclure ces moments magiques sous prétexte de style. Sans distinction de styles, il faut recevoir le réel tel qu’il nous apparaît. Seule importe cette apparition magique et précieuse. Soyons humbles, n’oublions pas que nous recevons la forme de la matière. Le seul plaisir de style que je m’accorde en photographie est la transmutation de la réalité couleur en une miniaturisation œuvrant du noir au blanc. »

Pierre de Fenoyl, « La chronophotographie ou l’art du temps », texte d’introduction à l’exposition de la Bibliothèque Nationale de France, Galerie Colbert, 1986, extrait
Source : www.pierredefenoyl.fr

Image : David Gagnebin-de Bons, de la série De mémoire, 2004-2010
Pour voir la publication et le texte qui accompagne cette image : www.davidg.ch

 

Mulas-Ugo

PROCESSUS

« La photographie argentique relève d’un protocole méticuleux dont le développement et le tirage (révélateur, bain d’arrêt et fixateur) en laboratoire constituent des étapes nécessaires à l’apparition des images. Alors que la photographie argentique devient obsolète, sa nature protocolaire resurgit paradoxalement et génère des œuvres où la chaîne de production d’une photographie est démantelée. Les procédés physico-chimiques ne sont plus exclusivement le moyen d’apparition de l’image, mais l’objet même d’une œuvre où le medium lui-même est décortiqué pour être détourné. L’exploration des propriétés du medium photographique devient le point de départ de démarches processuelles. »

Audrey Illouz, L’apparition des images, texte de présentation de l’exposition éponyme, Fondation d’entreprise Ricard, Paris, 29.1. – 9.3.2013
Source : www.fondation-entreprise-ricard.com  

Verification 7. The laboratory (from the series Verifications 1969-1972)
A hand develops, the other prints – To Sir John Frederick William Herschel
(“Experiment 1013. 29th January 1939. Found the hyposulfite of soda can stop the action of the light removing the silver chloride by washing. A success. Half the paper exposed and the other half protected from the light with cardboard. Then removed from light, sprayed it with hyposulfite of soda and then washed accurately with pure water. Dried, exposed again, the half turned black remains black, the white half remains white after any exposure time”).
This is my verification of the laboratory, that is of a process where the camera is not involved and where development and fixation are emphasized. I wanted this process to be devoid of any emotion and to be characterised by an extreme dryness and clarity, as that of Herschel’s scientific annotations. In the laboratory everything is done by hands: you take the sheet, put it under the enlarger, focus, lift the enlarger, let it down, take the sheet again, dip it into the developer, wash it, take it again, dip it in the fixer. The hands are then the protagonists and also the only subject of this couple of photographs: I have dipped one of them in the developer and one in the fixer. I have exposed the sheet to the light and then, I have placed my hands on the sheet itself, under the enlarger, pressing them as to divide the sheet in two parts. The hand dipped in the developer has appeared immediately, the other only when the half of the sheet has been developed.

Ugo Mulas (1928 in Pozzolengo, Italie ; 1973, Milan, IT)
Source : www.ugomulas.org

Image : Ugo Mulas, Vérification 7, Le laboratoire. Une main développe, l’autre fixe. À sir John Frederick William Herschel, de la série Les Vérifications, 1969-1972 (titre original : Ugo Mulas, Verifica 07, Il laboratorio. Una mano sviluppa, l’altra fissa. A Sir John Frederick William Herschel, seria Le Verifiche, 1969-1972)    

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