Edgar Martins, What Photography and Incarceration have in Common with an Empty Vase, 2019
Texte paru le 8.12.2021 dans 9lives-magazine
Le projet d’Edgar Martins a pour ambition de traiter du concept philosophique de l’absence en partant du contexte social de l’incarcération. L’artiste a décidé de ne pas prendre d’images à l’intérieur des murs de la prison, notamment pour des raisons éthiques afin de respecter la sphère privée des détenu-e-s et de leurs proches. Le photographe souhaite éviter tout voyeurisme et rapports de force ; il craint de déformer, voire d’exploiter, l’image des prisonniers.
Se posent alors des questions en lien avec nos représentations, visuelles aussi bien que mentales : comment représenter ce qui ne peut être directement montré ? comment dépasser la dimension documentaire de la photographie ? quelle pourrait être notre relation aux dimensions fictionnelles et imaginatives de notre rapport au médium ? quelles sont les limites éthiques et esthétiques de la représentation lorsqu’on traite d’un sujet sensible ? Pour Edgar Martins, la photographie est un moyen dialectique de faire cohabiter révélation et obstruction, montré et caché, visible et invisible.
L’artiste aborde les détenus dans leurs relations sociales et intimes. Il se base sur leurs témoignages et ceux de leurs familles, récoltés pendant plus de trois ans dans les prisons des West Midlands (Grande-Bretagne), pour tenter de dépasser les stéréotypes courants sur le contexte carcéral : drogue, violence, criminalité et questions raciales. Son but est de repenser et de raconter sous une autre forme le thème de l’enfermement involontaire ainsi que ses répercussions sociales.
Un élément fort de la scénographie de l’exposition est la présence de plusieurs fac-similés du journal d’un détenu écrit spécialement pour le projet de l’artiste, qui lui a rendu visite pendant deux ans. Une amitié s’est créée entre Edgar Martins et ce détenu. Ensemble, ils ont édité le journal et l’artiste est intervenu visuellement, notamment en ajoutant des images.
Au Centre de la photographie Genève, les photographies sont présentées dans des formats très variés, encadrées ou collées à même le mur, parfois en diptyque, en séquence ou dans de petites visionneuses démodées. Les objets et paysages se mêlent à des portraits et à des mises en scène de personnages interprétés par des acteurs. Souvent, les explications de l’artiste s’avèrent être un complément précieux pour comprendre les histoires vécues auxquelles renvoient les œuvres.
Alors que le journal du détenu ancre le thème de l’absence dans le réel, les images invitent les spectatrices et spectateurs à créer leurs propres récits. Chaque photographie est une suggestion, une évocation, une métaphore de l’expérience carcérale et de ses implications émotionnelles.
Nassim Daghighian
‘Je rendais régulièrement visite aux détenus et à leurs familles en prison. Mais j’ai choisi très tôt de ne pas photographier à l’intérieur des murs de la prison. Comment alors représenter un sujet absent ou caché de la vue ? En d’autres termes, comment parler de prison sans photographier à l’intérieur d’une prison ? […]
Mon projet explore les récits cachés plutôt que les vérités flagrantes. Il était important pour moi de tendre la main aux familles des détenus. Leurs histoires sont rarement racontées. […]
J’ai toujours fait attention à ne pas exposer involontairement des personnes. L’une de mes priorités était aussi de les protéger. Il m’est apparu qu’ils étaient très vulnérables, en particulier les familles. […]
La photographie est dans l’erreur lorsqu’elle tente de parler à la place des autres. Notre objectif en tant que créateurs d’images devrait être de faciliter les conditions qui permettent aux autres de parler d’eux-mêmes.’
Edgar Martins *
‘Le bien nommé Asylum Bridge est situé sur le canal qui entoure la prison de Birmingham. Quand on le compare à la zone délabrée de Winson Green, où se trouve la prison, le canal est serein et pittoresque. Il est aussi une des voies empruntées par les familles et les détenus pour entrer et sortir de la prison et où, d’habitude, ils se disent au revoir ou regardent l’admission de leurs partenaires.’ **
‘Au cours des trois années de gestation de ce projet, Edgar Martins a développé des relations étroites avec de nombreuses personnes et organisations à l’extérieur des murs de la prison, à savoir des organes de bienfaisance s’occupant de la santé mentale, des centres de jeunesse et des groupes de jeunes, ainsi que les proches des détenus.
Un jour, une des familles l’invite assister à une séance de psychanalyse offerte à l’un de leurs enfants. Cette clinique faisait partie d’un programme lancé par une organisation caritative locale travaillant dans le domaine de la santé mentale et soutenait les proches de prisonniers aux prises avec l’incarcération de leurs partenaires. Cette œuvre est basée sur les observations de Edgar Martins lors d’une des séances de psychanalyse auxquelles il a assisté. L’oiseau représente le père de l’enfant (dans ses rêves), la fille qui mange l’oiseau représente la fille qui « s’approprie » la mémoire de son père. La bouche dans la littérature psychanalytique est souvent considérée comme un œil, donc « la bouche en tant qu’œil » fait référence à la fille qui construit une identité pour son père en son absence.’ **
Edgar Martins (1977, PT) vit à Bedford, Grande-Bretagne. Il est né à Évora mais a vécu sa jeunesse à Macao (Chine), dernier territoire d’outre-mer sous souveraineté portugaise jusqu’en 1999. Il se forme à la philosophie au Lycée de Macao (1996) avant de se rendre à Londres pour étudier la photographie. En 1997, il obtient un Bachelor à l’University of the Arts London, et en 2000, un Master en photographie et beaux-arts au Royal College of Art, Londres. Sa carrière internationale est lancée en 2006 avec son projet documentaire The Diminishing Present.
Le projet What Photography and Incarceration have in Common with an Empty Vase a été réalisé dans les prisons des West Midlands, dont celle de Birmingham, avec le soutien de GRAIN Projects. Une publication éponyme en deux volumes est parue aux éditions The Moth House, Bedford, 2020, avec un essai de Mark Durden.
Edgar Martins présente l’exposition What Photography and Incarceration have in Common with an Empty Vase au Herbert Art Gallery & Museum, Jordan Well, Coventry, 15.1. – 18.4.2021 (11 min. 26) : lien
* Edgar Martins cité par Julien Hory, ‘L’absence’, Fisheye, février 2021 : lien
** Texte tiré du guide de l’exposition d’Edgar Martins, What Photography and Incarceration have in Common with an Empty Vase, au CPG – Centre de la photographie Genève, 15.9. – 12.12.2021
EXPOSITION
Edgar Martins. What Photography and Incarceration have in Common with an Empty Vase
CPG – Centre de la photographie Genève, Suisse, 15.09. – 12.12.2021
centrephotogeneve.ch
Fondé en 1984, le Centre de la photographie Genève a été dirigé pendant vingt ans par Joerg Bader, qui a su lui donner un rayonnement international à travers une programmation exigeante et engagée. Dès le mois de décembre 2021, la nouvelle directrice de ce centre d’art associatif est Danaé Panchaud, curatrice, muséologue, enseignante spécialisée en photographie et, de 2018 à 2021, directrice du Photoforum Pasquart à Bienne (Suisse).
Légende des images :
1. Edgar Martins, POCA hanging over my head, de la série What Photography and Incarceration have in Common with an Empty Vase, 2019. Courtoisie de l’artiste et du Centre de la photographie Genève
2. Edgar Martins, There’s a shite stunk in the air – Dad’s oot on bail, de la série What Photography and Incarceration have in Common with an Empty Vase, 2019. Courtoisie de l’artiste et du Centre de la photographie Genève
3. Edgar Martins, Sky Blue, de la série What Photography and Incarceration have in Common with an Empty Vase, 2019. Courtoisie de l’artiste et du Centre de la photographie Genève
4. Edgar Martins, Untitled, de la série What Photography and Incarceration have in Common with an Empty Vase, 2019. Courtoisie de l’artiste et du Centre de la photographie Genève
5. Edgar Martins, Asylum Bridge, de la série What Photography and Incarceration have in Common with an Empty Vase, 2019. Courtoisie de l’artiste et du Centre de la photographie Genève
6. Edgar Martins, No Man is an Island, de la série What Photography and Incarceration have in Common with an Empty Vase, 2019 (diptyque). Courtoisie de l’artiste et du Centre de la photographie Genève
7-9. Edgar Martins, What Photography and Incarceration have in Common with an Empty Vase, 2019. Vue de l’exposition au Centre de la photographie Genève, septembre 2021 ; photo : © Edgar Martins