MARCHÉS DE LA PHOTOGRAPHIE ET DE L’ART CONTEMPORAIN
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ACTUALITÉ : essais sur les marchés de la photographie et de l’art contemporain
– Elsa Leydier – Cancelled (reclaiming visual arts), 2023-2024
INTRODUCTION : quelques notions de base sur les marchés de l’art
– Valeur artistique et valeur marchande de l’art contemporain
– Principaux acteurs du marché de l’art contemporain
Elsa Leydier – Cancelled (reclaiming visual arts), 2023-2024
« Toxic Honey prend pour point de départ l’idée que le monde de l’art contemporain fonctionne à la manière d’un écosystème.
En demandant aux artistes de travailler sans juste rémunération en retour, l’écosystème artistique se retrouve profondément déséquilibré.
Elsa Leydier propose de sensibiliser sur le sujet, tout en […] proposant une solution concrète qui découle du travail.
Toxic Honey consiste en un ensemble de photographies, montrées selon les codes établis des arts visuels : des tirages photographiques encadrés, sous verre, accrochés au mur. Des éléments viennent cependant perturber l’exposition : chacun des cadres est taggué d’une phrase.
Le travail permet tout d’abord de faire se déployer, au cœur même de lieux où les artistes sont la plupart du temps invité.e.s à ne pas s’exprimer au-delà de la présentation de leurs œuvres de façon académique, des messages activistes en faveur d’une prise de conscience pour une juste rémunération et considération de leur travail.
Mais le travail prend une autre portée à travers la mise en vente des pièces. Les collectionneur.euse.s peuvent, une fois l’œuvre acquise, choisir d’effacer le message barrant l’accès à l’image, ou décider de le garder comme faisant partie de l’œuvre.
La reprise du « pouvoir » sur le travail artistique (dont les artistes sont souvent dépossédé.e.s dans le système tel qu’il fonctionne actuellement) ne peut se faire qu’une fois la transaction économique effectuée, et le flux financier arrivé jusqu’à l’artiste ayant produit l’œuvre — rééquilibrant ainsi, à l’échelle du travail, l’écosystème artistique. »
Source : elsaleydier.com
« Pay The Artists est une performance inspirée d’une robe portée par la membre du congrès états-unienne Alexandria Ocasio-Cortez lors du Met Gala 2021. Elle profitait de la visibilité et du prestige de l’événement pour diffuser sur sa robe de soirée un message politique. Dans une volonté de visibiliser et faire connaître les conditions de travail des artistes, Elsa Leydier a porté lors de la semaine d’ouverture des Rencontres d’Arles 2023 une robe inspirée de celle d’Alexandria Ocasio Cortes. Elle était estampée du message ‘Pay The Artists’, rappelant le manque de considération, notamment économique, pour la profession d’artiste. »
Source : elsaleydier.com
Images (de gauche à droite) : © Elsa Leydier
Elsa Leydier, Ombreira (art is work), de la série Toxic Honey, 2024, projet Cancelled (reclaiming visual arts), impression jet d’encre, contrecollage, cadre en bois, verre musée, peinture en spray.
Elsa Leydier, Pay The Artists, de la série Toxic Honey, 2024, projet Cancelled (reclaiming visual arts), impression jet d’encre, contrecollage, cadre en bois, verre musée, peinture en spray.
Elsa Leydier, Pay The Artist, 2023, projet Cancelled (reclaiming visual arts), performance lors de la semaine d’ouverture des Rencontres de la photographie, Arles, juillet 2023, extrait de vidéo.
INTRODUCTION
Les marchés de l’art contemporain et de la photographie sont des domaines économiques où s’échangent les œuvres d’art, entre acheteurs et vendeurs, sur la base de prix établis par l’usage. Il existe plusieurs types de transactions et diverses modalités de fixation des prix.
Une première distinction s’établit entre premier marché et second marché.
1er marché : Le marché primaire correspond à la première vente d’une œuvre (à sa sortie de l’atelier) par l’artiste ou par un intermédiaire tel qu’une galerie d’art.
2ème marché : Le marché secondaire concerne la revente de l’œuvre, qui peut notamment avoir lieu lors de ventes aux enchères publiques ou, plus discrètement, lors d’une vente de gré à gré (transaction conclue directement entre le vendeur et l’acheteur).
VALEUR ARTISTIQUE ET VALEUR MARCHANDE DE L’ART CONTEMPORAIN
Quelles sont les différences entre valeur esthétique et valeur économique d’une œuvre d’art ?
Expliqué en bref : la valeur artistique, c’est la qualité (par exemple : « Gursky est un génie, sa photo 99 Cent est un chef d’œuvre ! ») alors que la valeur marchande se traduit par le prix de l’œuvre à un moment donné (par ex., $ 2’256’000.- pour un tirage de 99 Cent daté de 1999, 207×336.9 cm, dans une édition de six exemplaires, vendue aux enchères par Sotheby’s à New York le 10.5.2006).*
1. Valeur artistique : la qualité esthétique
La valeur artistique est liée à la qualité esthétique de l’œuvre telle qu’elle est appréciée par les professionnels (experts) du monde de l’art puis par le public. Comme on peut le deviner, il y a une part subjective dans cette évaluation ! Un curateur indépendant, voire un critique d’art, peut jouer un rôle important pour mettre en valeur les qualités d’une démarche artistique, puis viennent les expositions en galerie, dans les musées publics, etc. Il s’agit d’un long processus de légitimation artistique qui permet à un créateur d’entrer dans l’Histoire de l’art. Ce processus de validation est culturel mais pas totalement indépendant des facteurs économiques… Dans l’art contemporain, il semble d’ailleurs que le marché de l’art ait une influence considérable sur le milieu culturel.
2. Valeur marchande : le prix
La valeur marchande s’exprime par le prix de l’œuvre sur le marché à un instant T. Le prix dépend de plusieurs facteurs comme la notoriété de l’artiste, sa cote, la rareté et la nature de l’œuvre : médium, technique, dimensions, qualités plastiques et iconographiques (sujet, thèmes). Le prix n’est pas le même sur les marchés primaire et secondaire : les galeries de promotion visent une stabilité et une cohérence des prix en fonction de l’évolution de l’artiste (le nombre de ses expositions, récompenses, ventes, etc.) alors que, dans les ventes aux enchères, on constate de fortes variations, donc une grande volatilité des prix et certains excès. C’est avant tout la-le galeriste qui expose pour la première fois un-e jeune artiste qui va fixer le prix, d’entente avec celui-ci ou celle-ci (assez arbitrairement puisque l’artiste n’est pas encore coté-e sur le second marché). Par la suite, les collectionneuses et collectionneurs peuvent jouer un rôle clé, ainsi que les autres intermédiaires marchands.
3. Interactions entre valeurs artistique et marchande
Pour que la valeur économique de l’œuvre soit déterminée, une légitimation culturelle préalable est souvent nécessaire, donc que la valeur esthétique soit établie par les experts (validation artistique). En effet, face à l’incertitude qui règne sur la valeur financière d’une œuvre contemporaine, les galeristes ainsi que les collectionneuses et collectionneurs apprécient que l’artiste et son travail soient déjà reconnus dans le monde de l’art (légitimation artistique) pour que la valeur économique des œuvres soit plus stable.
Cependant, une œuvre qui se vend cher n’est pas forcément une œuvre de valeur artistique élevée pour l’Histoire de l’art à long terme. Comme le montrent les siècles précédents, des peintres faisant autrefois fortune sont presque oubliés et, à l’inverse, ceux qui vivaient dans la misère se sont vendus à prix élevés après leur mort (le mythe tragique du peintre Vincent van Gogh).
Les analyses récentes du marché de l’art montrent que les artistes les mieux cotés ne sont pas forcément les plus exposés, mais qu’une grande exposition peut faire monter la cote d’un artiste contemporain.
4. Valeur de marque : la réputation
Finalement, le prestige de l’artiste consacré-e et son style aisément reconnaissable, sa notoriété et sa signature, donc sa valeur de marque, devient l’un des principaux critères de fixation du prix, en particulier sur le marché haut de gamme de l’art contemporain.
5. La photographie : un marché de multiples
La photographie est un cas particulier dans le marché de l’art : alors qu’une œuvre d’art est en principe unique, la photographie fait partie du marché des multiples, telle l’estampe par ex.
Comme le montre l’excellent article de N. Moureau et D. Sagot-Duvauroux **, il a fallu que la photographie adopte vers 1970 les critères de qualité esthétique et les conventions de l’art – rareté, originalité, nouveauté, authenticité, signature, date, numérotation des exemplaires et édition limitée des tirages *** – pour que la photographie entre pleinement dans le marché de l’art vers la fin des années 1980 (aux USA, le processus est plus avancé qu’en Europe à cette époque-là).
L’apparition de grands formats (‘photos-tableaux’) dignes de rivaliser avec les toiles des grands maîtres de la peinture a certainement joué un rôle dans le succès de la photographie contemporaine à la fin des années 1980 (les duratrans sur caisson lumineux de Jeff Wall ou les c-prints XXL de l’École de Düsseldorf).
Nassim Daghighian (mis à jour le 14 décembre 2024)
Notes :
* L’exemplaire 6/6 de 99 Cent, 1999, fut vendu aux enchères lors de la Contemporary Art Evening Sale, Sotheby’s, New York, 10.5.2006 : $ 2’256’000 / CHF 2’752’400 : sothebys.com
** Nathalie Moureau et Dominique Sagot-Duvauroux, « La construction du marché des tirages photographiques », Études photographiques, n°22, oct. 2008, p.78-99 : journals.openedition.org
Voir aussi : Dominique Sagot-Duvauroux, « Le marché de la photographie contemporaine est-il soluble dans celui de l’art contemporain? », in François Soulages, Marc Tamisier, éds., Photographie contemporaine et art contemporain, Paris, Klincksieck, coll. L’image & les images, 2012, p.113-124 : dominiquesagotduvauroux.wordpress.com
*** En France, la limitation de l’édition à maximum 30 exemplaires est inscrite dans la réglementation de la TVA.
Pour aller plus loin :
– Nathalie Moureau, « Tout ce qui brille n’est point or », La vie des idées, 3.4.2015 ; en ligne : laviedesidees.fr
– Henry Peter, Paul-Benoît Duvoisin, « De la valeur et du prix des œuvres d’art », in Pierre Gabus, Anne Laure Bandle, éds., L’art a-t-il un prix ? L’évaluation des œuvres d’art, ses défis pratiques et juridiques, Genève, Centre du droit de l’art / Schulthess, 2014. p.119-155 ; en ligne : archive-ouverte.unige.ch
PRINCIPAUX ACTEURS DU MARCHÉ DE L’ART CONTEMPORAIN
Une constellation d’acteurs culturels, économiques, sociaux et politiques
Les personnes intervenant dans le monde de l’art jouent souvent plusieurs rôles. De manière schématique, les artistes et les collectionneurs se situent aux deux pôles opposés du marché de l’art : l’art et l’argent. Ils sont en effet aux deux extrémités du processus qui mène de la production artistique (la création) à la contemplation esthétique (la réception), voire à l’acquisition des œuvres (la collection). Entre ces deux pôles, on peut classer les principaux acteurs sociaux et les professionnels du monde de l’art dans trois catégories.
1. Les acteurs culturels : marché de la connaissance et légitimation artistique
L’élaboration de la valeur esthétique des œuvres et la validation de la démarche des artistes sont effectuées par les experts du monde de l’art ; ils jouent le rôle de prescripteurs et influencent ainsi la carrière des artistes.
Ces acteurs culturels sont les curateurs indépendants, les commissaires d’exposition des centres d’art et les conservateurs de musées – donc les institutions qui exposent ou collectionnent les œuvres, – les journalistes, les critiques d’art, les historiens de l’art et autres universitaires.
Ces experts jouent un rôle de légitimation artistique sur le marché du savoir et de l’information ; une telle validation de la qualité est importante sur le premier marché. Pour simplifier, ils déterminent ce qui peut être considéré comme de l’art, évaluent la qualité de œuvres et permettent à un artiste d’accéder à la reconnaissance par le monde de l’art.
Ces experts, auxquels peuvent s’ajouter les collectionneurs et les artistes eux-mêmes, sont amenés à participer à des jurys (prix, concours, bourses, résidences) et à intervenir comme curateurs ou directeurs artistiques de manifestations internationales majeures (festivals, biennales, etc.).
Outre les expositions et les acquisitions, les prix et les festivals représentent pour les photographes des moyens intéressants d’émergence sur la scène internationale.
2. Les acteurs économiques : premier et second marchés de l’art
Les intermédiaires marchands interviennent dans la fixation des prix et des cotes des œuvres lors des transactions économiques.
Sur le premier marché, les principaux acteurs sont les marchands d’art, surtout les galeries de promotion, les foires, ainsi que les éditeurs et les maisons d’édition d’art ; les autres intermédiaires sont les conseillers en art et les courtiers.
Sur le second marché, ce sont les auctioneers ou commissaires-priseurs des maisons de ventes aux enchères publiques, ainsi que les marchands d’art axés sur la revente, les galeries de négoce, les conseillers et les courtiers.
Les plateformes de vente en ligne peuvent être actives sur les deux marchés (sites de courtage et sites d’enchères).
Dès les années 1970, les épreuves photographiques sont mieux intégrées au marché de l’art grâce aux collections particulières et aux galeries spécialisées. Toutefois, jusqu’au début des années 2000, il subsiste souvent un clivage important entre photographes et artistes utilisant la photographie.
3. Les pouvoirs publics et les publics
Les pouvoirs publics – l’Etat et les collectivités territoriales (régions, cantons, communes, villes, etc.), – ont surtout un rôle de réglementation (imposition fiscale, TVA, taxes à l’importation ou à l’exportation des œuvres d’art) et une fonction de soutien à la création et aux artistes (subventions, acquisitions, commandes publiques, mais aussi protection sociale et défense de l’emploi des créateurs).
Les publics amateurs d’art contemporain – toujours plus nombreux et arty – intéressent en particulier les institutions, attentives à la fréquentation de leurs expositions et à la médiation culturelle.
L’œuvre d’art comme produit collectif d’une collaboration
4. Les intermédiaires « invisibles »
Selon le sociologue Howard Becker, toute œuvre est le fruit d’une coopération entre l’artiste et des collaboratrices ou collaborateurs qui sont souvent peu mis en avant comme, par exemple, stagiaire, assistant-e, spécialiste du tirage, de l’encadrement ou de l’imprimerie, régisseur-euse d’œuvres d’art, fournisseur de services logistiques : transport d’art, montage lors de l’accrochage de l’exposition ou assurance pour l’art.
« On peut considérer l’œuvre d’art comme l’aboutissement des activités de tous ceux dont la coopération est nécessaire pour que l’œuvre soit ce qu’elle est. La première chose à faire est donc d’établir une liste complète de ceux dont l’activité contribue à une finalité donnée. [… On] doit y inclure ceux qui conçoivent l’idée de l’œuvre (par exemple les compositeurs et les auteurs dramatiques), ceux qui l’exécutent (musiciens ou acteurs), ceux qui fournissent l’équipement ou le matériel (les fabricants d’instruments de musique), et ceux qui forment le public (amateurs de théâtre, critiques…). L’usage veut que l’on n’attribue la responsabilité de l’œuvre qu’à quelques-uns ou même à un seul de ces acteurs : « l’artiste ». Sociologiquement, il serait pourtant plus opératoire et plus exact d’envisager l’œuvre comme étant la création collective de tous ceux qui y ont collaboré. »*
Nassim Daghighian (mis à jour le 15 décembre 2024)
Note :
* Howard S. Becker, « Mondes de l’art et types sociaux », Sociologie du travail, n°4, 1983, p.404-405 : persee.fr